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Les deux visages de la bienfaisance

Les deux visages de la bienfaisance

unequal wealth shown in drone aerial view
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Mention de source:  National Geographic

Aux opprimés,
Et à tous ceux qui souffrent avec eux
Et se battent à leurs côtés

~ Paulo Freire [TRADUCTION LIBRE]

Les bienfaiteurs, les bienveillants, les amoureux de l’humanité : ce sont les organismes de bienfaisance et sans but lucratif. Ils sont là pour rendre le monde meilleur, avec des missions considérées comme justes et supérieures, et des visions ambitieuses et nobles. Dotés d’un complexe du sauveur malheureusement très dynamique, ils ont le sentiment que leur travail les rend héroïques, voire honorables. Mais leur vision est brouillée par les lunettes roses qu’ils portent. En fait, la vérité leur échappe. Ils sont incapables de voir que leurs politiques et procédures, leur interprétation des valeurs et leur rejet ultime des expériences de vie éclairées par la culture sont teintés d’oppression. Je pense que les organismes de bienfaisance canadiens ont besoin d’une nouvelle paire de lunettes.

Tout comme moi, de nombreuses femmes noires luttent pour survivre dans des organismes de bienfaisance dont les missions sont censées profiter à la communauté. En même temps, ces organismes ne voient pas la proximité unique des personnes de couleur avec les bénéficiaires de leur travail et la contribution inévitable des professionnels noirs. Le rejet de nos idées, de nos compétences et de nos capacités est un affront à notre identité et à la valeur que nous apportons au secteur.

« Le secteur philanthropique, par sa nature même et sa définition, est censé servir les “communautés défavorisées” et s’est présenté au fil des années comme une solution de rechange au monde froid des affaires, une option plus centrée sur les gens et plus axée sur l’équité. En raison du racisme et des inégalités systémiques qui durent depuis toujours, la majorité des “communautés défavorisées” sont principalement composées de citoyens de couleur à faible revenu qui jouissent d’un capital social et d’une sécurité financière limités. Le secteur sans but lucratif amasse chaque année des milliards de dollars pour financer des programmes et services conçus en fonction de cette population. » [TRADUCTION LIBRE]

Et c’est dans ce contexte que les Noirs, principalement les femmes noires, luttent pour leur survie professionnelle dans le secteur sans but lucratif. Le lien entre l’oppression et la philanthropie existe depuis longtemps et est complexe. Il est plus que temps que ce lien soit révélé sous toutes ses facettes, et avec un plus grand engagement.

La majeure partie de ma carrière en tant que professionnelle de la collecte de fonds a été définie par ma survie face à l’oppression exercée par des dirigeants qui ont tenté de me rendre invisible. Ces dirigeants clament leur engagement à aider leurs bénéficiaires, mais pendant ce temps, au sein de leurs organismes, la lutte pour l’équité bat son plein.

En tant que femme afro-autochtone, j’ai trouvé ma voie dans le monde de la collecte de fonds il y a une vingtaine d’années. Ce n’est pas une coïncidence, car j’ai grandi en voyant mes parents investir dans leur communauté et la soutenir de manière tangible. La philanthropie, j’ai ça dans le sang. J’avais enfin trouvé ce que serait l’œuvre de ma vie : la collecte de fonds.

Ça ne m’a jamais effleuré l’esprit que je serais la seule personne noire à collecter de fonds et la seule personne de couleur dans les bureaux de développement. Comment était-ce possible dans un secteur dont la mission est de résoudre les problèmes, principalement en servant les marginalisés, les pauvres et les exclus? En toute franchise, c’est la règle et la façon dont le système est conçu.

Le fait d’être « le premier/la première » ou « le seul/la seule » fait peser un lourd tribut émotionnel qui est largement méconnu. Ce poids est connu sous le nom d’« impôt émotionnel », soit le sentiment d’être différent de ses pairs au travail en raison de son sexe, de sa race ou de son origine ethnique, ce qui peut nuire au bien-être d’une personne et à sa capacité à s’épanouir dans son travail.2 

Ironiquement, les charges psychologiques, émotionnelles et même physiques causées par les dirigeants et les collègues au sein d’environnements homogènes, qui sont censés apporter du soutien, offrir des possibilités, donner accès et, ultimement, aimer l’humanité, forcent trop souvent les personnes de couleur à fuir le secteur sans but lucratif pour survivre. De nombreux collecteurs de fonds noirs expérimentés choisissent d’ouvrir un cabinet de conseil afin d’œuvrer dans un environnement de travail plus sain. Le maintien du statu quo n’est pas une option. Le rendement des équipes composées uniquement de personnes blanches a été étudié, et une étude récente a démontré que « les groupes homogènes sur le plan racial ne font pas preuve d’autant de rigueur dans leur prise de décisions – et commettent plus d’erreurs – que les groupes diversifiés ».3

J’ai passé les vingt dernières années dans le secteur sans but lucratif. J’aime trouver des solutions à des problèmes, rassembler les ressources nécessaires pour répondre aux besoins, apporter des changements et promouvoir la justice sociale. Mais voici le paradoxe : j’ai subi l’exclusion et la marginalisation dans mon travail que j’adore.

L’histoire des Noirs au Canada, c’est l’histoire des esclaves américains, des descendants d’immigrants et d’autres réfugiés. Pour que les Noirs obtiennent la justice sociale, il faut comprendre cette histoire. La plupart des gens au Canada et dans le monde ne connaissent pas la genèse des Noirs d’ici. Beaucoup ignorent que l’esclavage a existé au Canada pendant 200 ans. Il y a donc des descendants d’esclaves canadiens au pays. Voilà une base importante pour comprendre l’exclusion et la ségrégation dont les Noirs sont victimes aujourd’hui.

« Les villes, les parcs et les universités du Canada regorgent de statues et de plaques de rue qui ont immortalisé nos “pères fondateurs”. Mais rien pour rappeler les hommes, les femmes et les enfants qui travaillaient comme esclaves chez certains de ces hommes puissants. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup d’entre nous ignorent aujourd’hui que des Autochtones et des Africains ont été réduits à l’esclave partout au Canada au temps de la colonisation. Masquer deux siècles d’esclavage exige un certain effort, un silence collectif que l’historienne Afua Cooper appelle “l’effacement de l’histoire et la présence noires”. » [TRADUCTION LIBRE]

Je suis Canadienne de sixième génération. Cette expérience, ma famille l’a vécue elle aussi. Mes ancêtres sont débarqués sur les rives d’Amherstburg, en Ontario, en 1846. À Windsor, où je suis née, la plupart des Noirs partagent une histoire similaire. Nous sommes principalement issus de l’esclavage américain. Cela signifie que depuis plus d’un siècle, des familles noires et des familles blanches ont vécu « librement » dans la même région géographique. Or, les Noirs qui ont essayé de poursuivre une carrière et de créer des entreprises se sont heurtés à la ségrégation et à l’exclusion. Et beaucoup étaient destinés à des emplois au service des Blancs. L’esclavage a pris fin un jour, mais pas la ségrégation et l’exclusion.

Les Canadiens croient majoritairement que leur pays est un endroit pacifique, multiculturel et exempt de racisme. Pourtant, les activistes en droits de la personne et les spécialistes critiques des questions raciales démontrent que l’inégalité est intégrée dans le fonctionnement des institutions canadiennes et constitue la norme dans les pratiques quotidiennes.5 Le secteur sans but lucratif ne fait pas exception à la règle. 

Il y a trois ans, j’ai agi comme mentore auprès d’Ayanna (pseudonyme), une jeune professionnelle noire de la collectrice de fonds. Ayanna était très instruite et particulièrement talentueuse. Pendant la période de mentorat, elle a accepté une nouvelle fonction au sein d’un organisme de développement international actif principalement en Afrique et dont la mission était de rendre des enfants et leurs familles autonomes.

Pour se mettre en contexte, Ayanna était la seule personne noire sur les trois collecteurs de fonds embauchés à l’époque. Et elle était la seule des trois à détenir un diplôme d’études supérieures en philanthropie. Fait consternant, dès le début, la gestionnaire d’Ayanna ne lui a offert ni leadership, ni soutien, ni sentiment d’appartenance. Au lieu de cela, elle a créé un environnement toxique.

Un des nombreux problèmes auxquels Ayanna a fait face est le fait que sa gestionnaire acceptait les commentaires subjectifs de la part des collègues de travail, allant même jusqu’à les solliciter. Ce qui est remarquable ici, c’est que la gestionnaire a volontiers reçu des évaluations fondées sur la culture concernant le langage corporel d’Ayanna. Ces remarques offensantes, et oserais-je dire ignorantes, ont ensuite été incluses dans une évaluation du rendement non prévue et utilisées comme motifs pour prolonger la période probatoire d’Ayanna. Le plus scandaleux, c’est que cette évaluation n’a aucunement tenu compte des succès financiers objectifs obtenus par Ayanna. Bien évidemment, les problèmes se sont accentués et Ayanna a donné sa démission plutôt que d’avoir à subir un licenciement.

En tant que mentore, j’étais furieuse. Son histoire s’ajoutait à celles d’autres professionnels de la collecte de fonds noirs ayant fait l’objet d’examens minutieux et d’évaluations selon des critères fallacieux liés à la supériorité blanche, et ayant été finalement menacés par une gestion incompétente. Comme je connaissais bien la présidente-directrice générale de l’organisme, et que cette dernière connaissait Ayanna, je lui ai écrit pour lui faire part de cette situation tragique et injuste.

Considérant que les parents d’Ayanna sont originaires d’un pays d’Afrique où œuvre l’organisme qu’elle a été contrainte de quitter, je trouve absolument consternant qu’on lui ait manqué de respect et que sa gestionnaire ici, au Canada, ne lui ait offert aucune direction ni aucun soutien. Ayanna n’a pas eu droit à la dignité, au leadership ou à la protection dans un organisme qui se vante de promouvoir l’équité pour les jeunes filles africaines.

Et comme si cela n’était pas suffisant, la présidente-directrice générale n’a pas pris mes préoccupations au sérieux et a plutôt personnalisé l’affaire et commencé à défendre avec vigueur le bilan de son organisme en matière de diversité et d’inclusion. Elle n’a jamais abordé la situation immédiate ni la réalité à laquelle Ayanna fait face : le chômage.

Cette présidente-directrice générale a refusé d’enquêter sur les comportements de ses collègues. Elle a plutôt renforcé l’idéologie de la suprématie blanche. Elle a alors commencé à exercer son pouvoir contre moi de manière cynique. Elle s’est mise à me menacer et a amené d’autres personnes à faire de même, allant même jusqu’à tenter de miner ma réputation professionnelle et éthique. Elle a agi ainsi alors qu’elle dirigeait l’une des plus grandes organisations de développement international qui soutient principalement les femmes et les filles de couleur dans le monde. Cette duplicité illustre bien ce que vivent de nombreux collecteurs de fonds noirs dans le secteur de la bienfaisance.

Traitement et contrôle cruels et injustes. Voilà ce qu’est l’oppression.

Pour survivre dans ma carrière en collecte de fonds, je n’ai pas eu d’autre choix que de quitter tous les organismes pour lesquels j’ai travaillé. À quiconque voudrait brandir d’autres explications pour justifier mes départs, je tiens à préciser que je n’ai reçu aucune évaluation de rendement négative ou mauvaise au cours de ma carrière. J’ai connu un excellent rendement en tant que collectrice de fonds. Mais malgré mes qualifications, mon éducation et mes compétences, le secteur sans but lucratif, au lieu de changer, préférerait plutôt me voir, en tant que femme noire, abandonner la profession.

« Si vous ne précisez pas les changements que vous souhaitez, on vous sert de la bouillie sur la diversité et sur le multiculturalisme. Je ne veux pas de multiculturalisme – je veux que les Noirs soient libres. » ~ Desmond Cole  [TRADUCTION LIBRE]

Je suis une professionnelle de la collecte de fonds et une philanthrope parce que ma mère et mon père en sont. Ils m’ont montré à quoi ressemble l’amour de ma communauté. Ils ont exigé ma pleine participation. Ils m’ont encouragée à me rapprocher des problèmes que je vois. Cela m’a permis de nourrir mon amour des gens et de ma communauté. J’ai acquis grâce à cela une grande lucidité et développé une plus grande empathie que ceux et celles qui travaillent dans des tours d’ivoire et exercent leur pouvoir sous le masque de la compassion. Le secteur sans but lucratif ne le sait peut-être pas, mais il a besoin de moi. C’est la raison pour laquelle je refuse de partir. Le temps est venu pour les organismes de bienfaisance de changer de lunettes pour bien me voir et voir toutes les autres femmes noires qui aspirent à mettre à profit leur expérience et leur expertise en tant que personnes attentionnées et bienveillantes qui aiment l’humanité.

© 2020 by Nneka Allen

Nos auteurs invités s’expriment à titre personnel. Leurs opinions ne reflètent pas nécessairement celles d’Imagine Canada.

Nneka's recommended resources:

1Anastasia Reesa Tomkin (2020) White People Conquered the Nonprofit Industry’ Nonprofit Quarterly, 26 May
2Tara Deschamps (2019) ‘The ‘emotional tax’ Canadian people of colour carry at work’ The Star, 24 July
3Evan Apfelbaum, Martha E. Mangelsdorf (2017) ‘The Trouble with Homogenous Teams’ MIT Sloan Management Review Magazine (Winter 2018 Issue) 11 Dec
4Kyle G. Brown (2019) ‘Canada's slavery secret: The whitewashing of 200 years of enslavement’ CBC Radio, 18 Feb
5Sophia Rodriguez (2019) ‘'You become immune to it:' 1 in 5 Canadians say they experience racism, survey finds’ CBC News, 11 Dec

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