Le marché d’investissement à impact social est présenté comme un nouveau modèle financier durable pour un secteur touché par la baisse des dons du public et le désinvestissement des gouvernements, en plus de faire face à un déficit social émergent.
Il s’agit d’un terrain à potentiel énorme. Ce sous-domaine de la finance sociale fait l’objet de beaucoup de pression pour injecter des sommes importantes de capitaux privés dans les organismes de bienfaisance et sans but lucratif. L’annonce récente du gouvernement fédéral de créer un fonds de finance sociale doté de 755 millions de dollars va exactement dans ce sens. Cette pression n’est pas unique au contexte canadien, et la croissance de ce marché a été associée à l’atteinte des Objectifs de développement durable 2030 adoptés par les Nations Unies. Le pape François y est allé de sa propre déclaration en appelant les gouvernements de tous les pays à s’engager à promouvoir le marché des investissement sà impact élevé afin d’aller à l’encontre d’une économie exclusive qui écarte une partie de la société.
Alors, qu’est-ce que l’« investissement d’impact » et comment fonctionne-t-il? L’investissement à impact social décrit les investissements dans les entreprises sociales caritatives ou sans but lucratif, ou dans les entreprises aux objectifs sociaux dans le but d’obtenir des résultats sur le plan social ou environnemental. L’investisseur se fait rembourser l'argent prêté, possiblement en obtenant un gain financier. Toutefois, puisque l’investisseur s’attend aussi à ce que son investissement crée un impact social, la théorie veut qu’il accepte un risque plus élevé et consent à d’autres concessions, p. ex. un taux de rendement inférieur au marché.
Selon les données disponibles, à ce jour, le marché n’est pas en mesure de répondre aux attentes créées par le groupe de travail sur la finance sociale et ses autres architectes, en ce qui concerne l’injection de capitaux privés dans le secteur. Certains s’étonnent de constater que le problème n’est pas le manque d’investisseurs intéressés ni la disponibilité de capitaux, mais plutôt la réponse des organismes de bienfaisance et sans but lucratif qui se sont montré moins enthousiastes que prévu devant ce genre d’investissement. Il faut se poser la question suivante : si les organismes du secteur ont besoin d’argent et si les investisseurs sont à la recherche d’organismes à impact social dans lesquels investir, où est le problème? Pour répondre à cette question, nous avons mené une recherche visant à révéler les obstacles rencontrés par les organismes de bienfaisance et sans but lucratif dans leur tentative d’accéder aux investissements d’impact ou, tout simplement, au marché. Nous avons interviewé 24 organisations (organismes de bienfaisance, organismes sans but lucratif, organismes intermédiaires et fondations caritatives) de deux sous-secteurs, soit celui du logement abordable et celui du développement économique communautaire (DÉC). Ce choix s’explique par les nombreux éléments qui distinguent ces sous-secteurs. Voici les constats que nous avons faits.
Un marché difficile à cerner
« Je sais ce qui se passe dans mon domaine, mais je dirais que généralement, les organismes ne le savent pas. Tout le monde a sa définition de l’“investissement d’impact”. Il n’existe pas de modèle de référence dans lequel les gens peuvent se reconnaître. »
Très vite, il est devenu évident que les gens et acteurs du marché travaillent à partir de différentes interprétations de ce qu’est l’investissement d’impact. Les connaissances du marché et de ses acteurs sont limitées, particulièrement dans le domaine du DÉC. Les intermédiaires, soit les organismes chargés de créer des liens entre investisseurs et organismes, sont très peu nombreux et souvent trop petits pour répondre à la demande d’information, d’éducation et de renforcement des capacités des organismes au pays.
Photo : Cycle Salvation à Ottawa
Différences culturelles dans la relation avec l’argent
Pour reprendre les mots d’un répondant, les organismes sans but lucratif se sont habitués à parler le langage de leurs bailleurs de fonds. Par conséquent, les collecteurs de fonds ont souvent tendance à souligner les besoins financiers de leur cause tandis que les prêteurs veulent plutôt entendre le contraire. Afin de maintenir les négociations, un organisme doit démontrer sa solidité financière.
Pour obtenir un prêt, il faut présenter une sûreté (ou un bien offert en garantie), d’autant plus si le prêt a un risque élevé (ce qui est souvent le cas des entreprises sociales). Cette étape représente un moins grand défi dans le domaine du logement abordable, puisque la propriété immobilière fait partie intégrante du contrat et peut être offerte en garantie si l’entreprise s’avère non rentable. La situation est très différente dans le milieu du DÉC. Ici, les administrateurs peuvent se retrouver dans la situation difficile d’être appelés à offrir une garantie, ce qui peut comprendre des actifs personnels. De plus, les administrateurs bénévoles sont susceptibles de refuser d’accepter la responsabilité fiduciaire associée au remboursement du prêt. On nous a rapporté des cas où les administrateurs ont pris peur à un certain moment durant la transaction et ont mis fin abruptement à un contrat mis en place par les employés, leur faisant perdre le temps et d’autres ressources investies dans la préparation (en plus de frustrer le prêteur).
L’enjeu de la littératie financière
« Je pense que beaucoup de gens dans l’industrie de l’investissement d’impact parlent un langage que beaucoup d’OSBL ne comprennent pas, et il y a un grand écart entre l’expertise en matière de finances et d'affaires entre les deux groupes. »
C’est un secret de polichinelle que les OSBL ne disposent souvent pas des ressources nécessaires pour faire le travail de base à leur fonctionnement. Les organismes qui essayent de contracter des prêts se heurtent à cette problématique lorsque le besoin de renforcer leurs capacités se fait sentir, et il le fera. Selon les résultats de notre étude, des activités comme la rédaction d’un plan d’affaires, l’évaluation d’un programme ou d’une entreprise selon les critères d’un investisseur et le développement de politiques d’investissement requièrent le genre d’expertise qui n’existe souvent pas à l’intérieur des organisations.
Le marché a besoin d’un coup de pouce
Le besoin de porter à échelle les occasions et produits d’investissements est réel. La création et la négociation des transactions d’investissement sont souvent très coûteuses en raison de leur nature fragmentée et unique. Plusieurs projets et partenariats novateurs, comme New Market Funds, voient actuellement le jour afin de rendre les transactions plus abordables et accessibles, et les fondations caritatives agissent également comme facilitateur.
Au sujet de la politique fédérale, certaines personnes ont abordé la nécessité de réformes règlementaires pour donner aux organismes de bienfaisance les moyens nécessaires pour gérer des entreprises sociales. Mais les répondants nous ont surtout dit que le gouvernement devrait injecter des capitaux dans le marché afin de bâtir la confiance des investisseurs et d’augmenter le nombre et la taille des intermédiaires qui aident les organismes à renforcer leurs capacités.
Comment évalue-t-on le rendement à caractère social?
Selon la définition de l’investissement d’impact, le rendement social doit être défini et mesurable. Notre étude révèle des divergences dans l’interprétation de ce qui constitue un impact social et l’absence fréquente d’évaluation en raison du manque de mesures d’évaluation normalisées. Le lien entre rendements social et financier peut donc très vite s'embrouiller. En ce qui concerne les concessions à faire sur le rendement social, les réponses variaient. Un participant a même avancé qu’il est impossible d’attirer de nouveaux capitaux en offrant un taux de rendement inférieur à celui du marché. Un autre participant, du secteur du DÉC, s’est demandé pourquoi une personne à la recherche d'un taux de rendement égal à celui du marché se féliciterait de faire ce que d’autres font aussi.
En conclusion
Notre secteur a besoin de ressources financières, et l’investissement d’impact semble être une réponse sensée dans le contexte actuel où nous sommes témoins d’une transition naissante entre une économie axée sur les contributions et l’investissement qui produit des résultats de nature sociale. Cependant, il faut agir avec prudence : si le financement dépend désormais de l’impact mesurable des produits et services offerts par les organismes de bienfaisance et sans but lucratif, ces derniers risquent de devenir de simples fournisseurs de service difficile à distinguer des fournisseurs privés. Que risquons-nous de perdre, et devrions-nous prendre l’habitude de considérer les organismes de bienfaisance et sans but lucratif avant tout comme de mécanismes de constitution de capitaux?
Photo : Cycle Salvation à Ottawa