On entend de plus en plus le mot « réconciliation » à l’approche de la première Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. Il est accompagné d’une lourdeur qui envahit les espaces de mécontentement, de cynisme ou de colère, synonymes d’« échec », surtout en ce qui concerne les pensionnats autochtones au Canada. À l’inverse, nous considérons les « actions » comme un moyen « efficace » pour atteindre la réconciliation. Sauf que, inévitablement, les actions créent des attentes quant à la manière dont des excuses ou messages de reconnaissance devraient être formulés ou exprimés, et aux personnes qui devraient ou non participer à la conversation. Entre les deux s’étend un spectre vertigineux de torpeur, d’apathie et de confusion à l’égard de la réconciliation.
Imaginez plutôt la lourdeur ou les attentes comme une conversation. Telle qu’une rivière, chaque conversation afflue vers nous en arrivant du futur, nous effleure au passage du moment présent et s’écoule dans le passé. Maintenant, imaginez la déconnexion comme un ancrage qui fixe nos pieds, face au passé. La déconnexion, c’est de la douleur, de la peine, la lutte. La déconnexion fait en sorte que nous continuons, d’une génération à l’autre, de récupérer la lourdeur, l’apathie, la confusion, la torpeur et la douleur. En même temps, lorsque la déconnexion s’accompagne d’ouverture, la connexion entre nous est possible. La connexion nous assure de nous rencontrer dans un endroit de mutualité où nous pouvons exprimer et recevoir la réconciliation en toute humilité.
Avant la réconciliation, la prise de conscience
Les enfants nous offrent d’innombrables exemples de moments qui déclenchent la déconnexion. Un enfant exprime librement la joie, l’amour, la peur, la tristesse ou la colère, jusqu’à ce qu’un événement survient qui modifie sa relation avec ces émotions. Par exemple, un enfant qui crie ou pleure lorsqu’il est effrayé apprend à cacher sa peur et à le garder pour lui lorsqu’il vit un événement comme la maltraitance physique. Des événements déclenchent la déconnexion comme un moyen d’autoconservation qui peut prendre diverses formes de retenue, de refoulement d’émotions, de contrôle ou de faire semblant qu’une chose n’est jamais produite. En réalité, les enfants subissent des centaines de ces événements qui altèrent leurs relations émotionnelle, physique, mentale ou spirituelle et dont plusieurs génèrent des déconnexions significatives dont les effets se feront sentir pendant toute la vie.
Malheureusement, la déconnexion transforme aussi nos relations avec autrui de manières inimaginables. Au fur et à mesure que des événements comme la maltraitance se répètent, notre relation avec un parent, un frère ou une sœur, un ami, une enseignante, un policier ou une leader spirituelle évolue de la connexion vers la déconnexion.
La relation avec un parent devient alors un concept flou que nous apprenons à délaisser avec le temps; l’enseignante qui faisait toute la différence au primaire devient n’importe quelle enseignante; le prêtre qui a été pour nous un guide spirituel devient mêlé à un chaos de sentiments marqués par une peine profonde qui touche la question même de la foi. Encore une fois, nous cherchons à faire semblant, à fabuler, à nous rendre insensibles, à nous cacher, ou à nous retirer de la vie dans un effort d’autoconservation.
Des déconnexions aussi profondes changent notre relation avec la culture, la nature, la terre, le pays et les systèmes d’une manière qui peut hanter des nations pendant des décennies. Des mots comme « holocauste », « colonisation », « génocide », « pensionnat autochtone » ou « apartheid » ne réussissent pas à exprimer pleinement l’ampleur de cette déconnexion. Comme peuple, nous utilisons les mêmes pratiques de désensibilisation, de rejet, de contrôle ou de retenue pour préserver ce que nous jugeons précieux pour notre culture. Chaque communauté, personne, famille ou milieu de travail culturel hérite de la déconnexion, des pratiques, des habitudes et des attentes du passé qui découlent toutes d’une peine non réconciliée.
Aujourd’hui, nous faisons le lien entre la déconnexion et l’identité, les opinions, les points de vue, voire la « vérité ». À défaut d’une prise de conscience, nous récupérons les mêmes conversations de déconnexion générationnelle qu’on nous a servies, parce que nous sommes incapables de distinguer notre déconnexion de la vie quotidienne. Autrement dit, nos déconnexions brouillent notre regard sur tout - nous-mêmes, les autres, la joie, l’espoir, la paix, la réconciliation et la vie.
Changer nos conversations afin de créer de la réconciliation avec nous-mêmes, les autres et la vie
Autant nos déconnexions nous empêchent d’avancer, autant elles nous connectent de manières très puissantes. Ainsi, le processus de réconciliation Returning to Spirit (en anglais) adopte le format du groupe-cercle, pour lequel un événement antérieur est défini comme déclencheur de déconnexion par rapport à nous-mêmes et aux autres. La suite surprend souvent les participants. Dans un premier temps, le groupe entre dans un dialogue intérieur alors que le silence s’installe. Les participants nous ont parlé d’un sentiment de panique ou de questionnement sur le lien avec les pensionnats autochtones. Mais inévitablement, une personne après l’autre choisit de parler de ses émotions, réflexions, habitudes ou attentes par rapport à ce qui est arrivé et à la manière dont l’événement a provoqué leur déconnexion. On est alors surpris par leur volonté de faire part de leurs histoires, mais aussi par le nombre d’événements de déconnexion identiques vécus, entre autres, par différentes communautés culturelles ou des personnes de divers genres. Surtout, la conversation au sein du groupe-cercle suit le principe de mutualité plutôt que de différences.
Vous ne croyez pas que cela peut être aussi simple? La douleur et la peine que nous ressentons nous font croire que la réconciliation doit être quelque chose de grandiose, une punition ou porteuse de changements systémiques. En réalité, c’est notre façon d’être qui est en jeu — avec vérité, honnêteté, courage, respect, sagesse, amour et humilité — sans blâmer, juger ou critiquer. Tout ce qui suit sera exprimé à partir d’un endroit d’intégrité personnelle, et votre expérience de réconciliation deviendra un cadeau qui sera transmis de génération en génération. C’est un processus qui permet aux répercussions de la déconnexion de s’écouler vers le passé plutôt que vers notre présent ou avenir.
La nature même de la vie exige que nous délaissions la position que nous avons prise durant cette conversation. Elle exige de nous la reconnaissance de notre déconnexion par l’ouverture. Elle exige de nous de communiquer notre peine dans un espace de responsabilité. Enfin, elle exige de nous d’écouter sans l’intention de réparer ni d’aider. Pouvez-vous imaginer un monde dans lequel existe un tel niveau de conversation? Vous n’avez pas à l’imaginer, car chacun et chacune d’entre nous porte en soi la possibilité de le créer. Nous savons que c’est vrai, car nous avons vu des milliers de personnes en faire l’expérience. À vous de prendre le prochain pas.